Défilé de Sandriver dans le district de Jiangzi (Xizang)
Chez Le Bon Marché à Paris, les articles en cachemire de Sandriver sont exposés aux côtés de marques internationales de premier plan. C’est la seule marque chinoise actuellement que l’on trouve dans ce grand magasin du groupe LVMH. Depuis longtemps, la Chine dispose de capacités de fabrication textile parmi les plus avancées au monde, tout en étant quasiment absente de l’univers des marques de luxe internationales. Ce décalage entre fabrication et marque reflète la réalité de la place qu’occupe l’industrie textile chinoise dans la chaîne de valeur mondiale. C’est aussi le défi que Guo Xiuling, fondatrice de Sandriver, a décidé de relever, après 35 ans d’expérience dans les articles en cachemire. « Créer une marque indépendante, c’est un saut historique et révolutionnaire », note-t-elle.
De sous-traitant à marque culturelle
En 2002, Mme Guo a ouvert une usine à Shanghai. Grâce à un modèle combinant technologie textile allemande, cachemire de haute qualité de Mongolie intérieure et efficacité de la production chinoise, elle a rapidement fourni plusieurs grandes marques de luxe internationales. Cependant, le modèle de sous-traitance offre des marges très limitées : la marge brute restait stable, entre 8 % et 12 %, tandis que celle des marques atteignait parfois plus de 200 %.
Le tournant a lieu après la crise financière mondiale de 2008. Les commandes internationales ont brutalement chuté, et les concurrents chinois comme les clients ont exercé une pression constante à la baisse des prix. Mme Guo se souvient qu’au plus fort de la crise, les comptes de l’usine ne permettaient que trois mois de survie. « Quand un client nous demandait un prix dérisoire tout en exigeant un tissu respectant une précision de 0,5 mm, j’ai compris que sans marque propre, une entreprise n’a ni pouvoir de fixation des prix, ni maîtrise de son avenir à long terme. »
Après plusieurs années de difficultés, Mme Guo a décidé de suspendre partiellement ses activités de sous-traitance et s’est consacrée pendant cinq ans à des études de marché et à la réflexion stratégique en matière de marque. « Définir clairement le positionnement de la marque est bien plus important qu’agir dans la précipitation », observe-t-elle. Elle note que de nombreuses entreprises échouent dans leur transformation parce qu’elles ne peuvent renoncer aux flux de trésorerie immédiats de la sous-traitance, ce qui nuit à leur stratégie. « Quand on laisse une porte de sortie, l’échec est plus probable. J’ai choisi de brûler mes vaisseaux. C’était une décision cruciale pour créer une marque. »
En 2012, Mme Guo a hypothéqué ses actifs personnels pour fonder la marque Sandriver, avec une ambition internationale dès le départ. Ce choix stratégique, fondé sur une vision à long terme, a permis à l’entreprise de mobiliser toutes ses ressources pour construire sa marque, développer ses produits et conquérir le marché, posant ainsi les bases solides de l’avenir de Sandriver.
Guo Xiuling (c.), fondatrice de Sandriver
La culture et l’artisanat au centre de la marque
Pour s’imposer sur le marché international, la stratégie clé de Sandriver a reposé sur la construction de ce que Mme Guo appelle la « sensibilité chinoise », à savoir une valeur différenciée profondément enracinée dans la culture.
« J’ai toujours insisté sur le fait que Sandriver était une marque chinoise, née en Chine, fabriquée en Chine. » Cette confiance culturelle, rare à une époque où le sens esthétique mondial tend à s’uniformiser, était au cœur du projet. Mme Guo est allée avec son équipe en Mongolie intérieure et au Xizang pour explorer de manière systématique les trésors en péril du patrimoine culturel immatériel chinois. « Quand ton savoir-faire traditionnel est impossible à copier, tu crées une barrière technologique », explique-t-elle.
Grâce à un design innovant, Sandriver intègre des techniques artisanales millénaires comme le tissage « pulu » tibétain, vieux de plus de 2 000 ans, ou encore la technique mongole de feutrage manuel du cachemire, dans des collections modernes de mode et d’articles pour la maison. Lors d’une Fashion Week de Paris, Mme Guo a même invité Gesang, une Tibétaine, pour qu’elle travaille sur un métier à tisser traditionnel. « Elle était sans maquillage, assise en tailleur, filant la laine à la main. Cette authenticité, enracinée dans la terre, a captivé les visiteurs, au point que notre stand a été complètement cerné par les spectateurs. » Cette scène illustre puissamment la philosophie de Sandriver, consistant à transmettre une valeur culturelle qui dépasse largement les seuls coûts de production.
Nouveaux produits de Sandriver au Design Shanghai 2025 (PHOTOS FOURNIES PAR SANDRIVER)
Répondre aux défis de la mondialisation
On trouve aujourd’hui les produits de Sandriver dans plus de vingt pays, et leur qualité ainsi que la force de la marque ont su conquérir les marchés haut de gamme internationaux. Même dans un contexte de tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis et de droits de douane élevés, l’enseigne américaine de luxe Neiman Marcus a choisi d’assumer elle-même l’intégralité des coûts supplémentaires afin de maintenir ses commandes. Et ce, grâce à la fois à la valeur intrinsèque du produit et à la puissance authentique de son récit. « Nous racontons des histoires rurales, celles des pâturages de Mongolie intérieure, ou des villages à 4 000 ou 5 000 m d’altitude au Xizang. Nous mettons en lumière la renaissance des savoir-faire traditionnels et leur impact sur l’indépendance économique et la vitalité des femmes locales. »
Mais Mme Guo ne s’arrête pas là. Elle prévoit désormais une série de produits issus de l’innovation culturelle encore plus large autour du patrimoine immatériel chinois : « Lors de la première décennie, nous avons travaillé à la restauration des savoir-faire mongols. Pour les dix années à venir, nous allons continuer à approfondir le “pulu” du Xizang. Récemment, nous avons commencé à étudier la broderie des Hani du Yunnan, le tissage des Dai, ainsi que l’artisanat de l’ikat ouïgour du Xinjiang. »
Mais cette vision ambitieuse s’accompagne aussi de défis très concrets. Avec le nombre croissant d’ateliers soutenus par Sandriver dans les régions rurales, la marque s’engage à racheter 100 % des produits réalisés, ce qui augmente la pression commerciale. « Mon plus grand défi, c’est d’utiliser la force du marché pour vendre à 100 % les créations artisanales de ces femmes rurales. C’est le seul moyen de faire vivre durablement les savoir-faire traditionnels, et de leur donner une nouvelle dynamique. »
Après plus d’une décennie, Sandriver a prouvé au monde la force et le potentiel des marques chinoises. La vraie valeur du luxe repose sur le respect des matières nobles, la fidélité au savoir-faire artisanal, et une narration sincère, capable de transcender les frontières culturelles et d’aller droit au cœur. L’expérience de Sandriver constitue ainsi une référence claire et un modèle dont peuvent s’inspirer toutes les marques chinoises désireuses de s’ouvrir au monde.