En 1945, le monde célèbre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la défaite du nazisme. Cinq puissances sont reconnues comme fondatrices de l’Organisation des Nations Unies : les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union soviétique, la France, et la Chine. Pourtant, dans la mémoire collective européenne, cette dernière demeure le grand oublié du récit de la victoire.
Cérémonie d’extinction des lumières organisée à la mémoire des survivantes du massacre de Nanjing décédées cette année au Mémorial des victimes du massacre de Nanjing perpétré par les envahisseurs japonais, le 11 mars 2025.
Entre 1937 et 1945, la Chine mène une guerre d’une intensité terrible contre l’envahisseur japonais. Elle endure près de 20 millions de morts, mobilise des millions de civils, résiste sans relâche à l’armée impériale, et parvient à fixer une part considérable des troupes japonaises. Sans ce front asiatique, comme l’ont démontré des historiens tels que Pierre Grosser ou Rana Mitter, la victoire des Alliés aurait été profondément compromise.
Cet oubli n’est pas qu’une lacune historique. C’est un prisme déformant qui empêche encore aujourd’hui de comprendre le rôle mondial de la Chine, d’en percevoir les mutations, et surtout de penser la paix en dehors des schémas occidentaux.
Un changement de paradigme
Depuis 1945, l’Europe a construit son imaginaire politique sur l’idée que la paix dépendait du parapluie sécuritaire américain. L’ordre international issu de Bretton Woods avec le FMI et la Banque mondiale ainsi que le rôle central de l’OTAN, sont autant de piliers de ce que l’on appelle l’ordre libéral. Il s’est imposé comme modèle unique, éclipsant d’autres traditions diplomatiques et philosophiques.
Photo de Dong Biwu, représentant chinois, signant la Charte des Nations Unies, affichée à l’exposition « Raviver l’esprit de San Francisco » lors du 80e anniversaire de sa signature à New York, le 26 juin 2025.
La Chine a longtemps été perçue non pas comme partenaire, mais comme une énigme, voire une menace. Elle reste souvent réduite à des stéréotypes anachroniques, prisonnière d’un regard façonné par la guerre froide. En quatre décennies, la Chine a transformé son économie, structuré une société urbaine complexe, réduit la pauvreté à une échelle inédite, investi massivement dans l’innovation technologique, et affirmé un rôle nouveau dans la gouvernance mondiale. Ce rôle s’inscrit dans une logique historique de non-ingérence et de souveraineté partagée.
Les BRICS+, l’Organisation de Coopération de Shanghai, les projets Sud-Sud impulsés par la Chine et l’initiative « la Ceinture et la Route » témoignent de la volonté de construire un monde multipolaire, plus représentatif des aspirations des peuples non occidentaux.
Ces groupements et initiatives ne se contentent pas de critiquer l’unilatéralisme. Ils expérimentent des formes nouvelles d’interdépendance, fondées sur les besoins concrets des pays (infrastructures, accès à l’eau, éducation, santé publique, technologies numériques, agriculture durable). Dans cette dynamique, la Chine ne cherche pas à imposer un modèle, mais à agir comme facilitateur d’une gouvernance plus équitable. Elle soutient plus de 150 pays par des partenariats économiques, techniques, et éducatifs.
Ce changement de paradigme est encore difficile à percevoir en Europe, où les débats sont dominés par des préoccupations sécuritaires et des récits anxiogènes. Pourtant, il pourrait constituer le socle d’une paix durable, car il place la coopération et la dignité au centre du jeu international.
L’Europe est aujourd’hui confrontée à un dilemme. Elle peut continuer à se cramponner à une lecture strictement atlantiste du monde, ou accepter l’émergence d’un ordre polycentrique. Elle peut se replier sur une logique de sanctions, de restrictions, de défiance, ou saisir l’opportunité d’un dialogue stratégique avec une Chine en transformation.
Les discours dominants en France et ailleurs présentent la Chine comme un
« rival systémique », un concurrent idéologique, un perturbateur économique. Or, peu d’analyses approfondies sont consacrées à ses évolutions internes : la montée des classes moyennes, l’urbanisation intelligente, les ambitions climatiques (la Chine est le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables), les efforts en matière de santé, de vieillissement actif, d’intelligence artificielle responsable.
Il ne s’agit pas de nier les tensions, mais ces questions méritent d’être replacées dans une lecture globale, historique et interculturelle, loin des jugements simplistes.
Une paix à réinventer
Dans la tradition chinoise, la paix n’est pas synonyme d’absence de conflit mais d’harmonie des relations humaines et naturelles. Elle repose sur la régulation des déséquilibres plus que sur l’élimination de l’adversaire. Les grands penseurs chinois ont transmis des visions du monde où la coexistence prévaut sur la domination, et où le respect des différences est une vertu, non un problème.
Publication de l’Initiative mondiale de la jeunesse pour la paix au Congrès mondial de la jeunesse pour la paix à Beijing, le 29 juillet 2025
Ce modèle ne prétend pas s’universaliser, mais il peut enrichir notre manière de penser la paix : non plus comme dissuasion armée, mais comme construction lente, fragile, réciproque. Cela suppose de créer des espaces de traduction culturelle, de dialogue philosophique, de coopération scientifique. Cela suppose aussi d’impliquer artistes, chercheurs, étudiants, enseignants, soignants, agriculteurs, qui façonnent au quotidien une culture de la paix.
Les forums sino-européens, les jumelages universitaires, les échanges citoyens et les projets éditoriaux conjoints participent de cette dynamique. Encore faut-il que les responsables politiques en prennent conscience, et que les médias cessent de caricaturer la Chine comme une menace opaque.
Oublier le rôle décisif de la Chine entre 1937 et 1945, c’est renforcer l’unilatéralisme narratif. C’est refuser à un peuple la place qui fut la sienne dans la résistance au fascisme, et qui pourrait être la sienne dans la construction d’une paix durable.
Dans un monde éclaté, traversé par la violence, la compétition et la fragmentation, renouer avec l’histoire partagée de la lutte antifasciste pourrait être un levier d’avenir. L’Europe ne peut prétendre défendre la démocratie et la justice en niant le rôle de ceux qui, comme la Chine, en ont payé le prix fort. Elle doit cesser d’opposer des valeurs abstraites à des peuples concrets.
La paix ne viendra pas d’un sursaut militaire ou d’un retour aux anciens empires. Elle naîtra, si elle naît, d’une mémoire réconciliée, d’une lucidité partagée, et d’une capacité retrouvée à parler entre civilisations, et non plus seulement entre blocs.
*ELISABETH MARTENS est experte sur la Chine