Se souvenir de l'histoire et chérir la paix

Penser la paix à l'échelle du Sud global
By ELISABETH MARTENS* | Dialogue Chine-France | Updated: 2025-09-11 11:40:00

En 1945, le monde célèbre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la défaite du nazisme. Cinq puissances sont reconnues comme fondatrices de lOrganisation des Nations Unies : les États-Unis, le Royaume-Uni, lUnion soviétique, la France, et la Chine. Pourtant, dans la mémoire collective européenne, cette dernière demeure le grand oublié du récit de la victoire. 

Cérémonie dextinction des lumières organisée à la mémoire des survivantes du massacre de Nanjing décédées cette année au Mémorial des victimes du massacre de Nanjing perpétré par les envahisseurs japonais, le 11 mars 2025. 

Entre 1937 et 1945, la Chine mène une guerre dune intensité terrible contre lenvahisseur japonais. Elle endure près de 20 millions de morts, mobilise des millions de civils, résiste sans relâche à larmée impériale, et parvient à fixer une part considérable des troupes japonaises. Sans ce front asiatique, comme lont démontré des historiens tels que Pierre Grosser ou Rana Mitter, la victoire des Alliés aurait été profondément compromise. 

Cet oubli nest pas quune lacune historique. Cest un prisme déformant qui empêche encore aujourdhui de comprendre le rôle mondial de la Chine, den percevoir les mutations, et surtout de penser la paix en dehors des schémas occidentaux. 

Un changement de paradigme 

Depuis 1945, lEurope a construit son imaginaire politique sur lidée que la paix dépendait du parapluie sécuritaire américain. Lordre international issu de Bretton Woods avec le FMI et la Banque mondiale ainsi que le rôle central de lOTAN, sont autant de piliers de ce que lon appelle lordre libéral. Il sest imposé comme modèle unique, éclipsant dautres traditions diplomatiques et philosophiques. 

Photo de Dong Biwu, représentant chinois, signant la Charte des Nations Unies, affichée à lexposition « Raviver lesprit de San Francisco » lors du 80e anniversaire de sa signature à New York, le 26 juin 2025. 

La Chine a longtemps été perçue non pas comme partenaire, mais comme une énigme, voire une menace. Elle reste souvent réduite à des stéréotypes anachroniques, prisonnière dun regard façonné par la guerre froide. En quatre décennies, la Chine a transformé son économie, structuré une société urbaine complexe, réduit la pauvreté à une échelle inédite, investi massivement dans linnovation technologique, et affirmé un rôle nouveau dans la gouvernance mondiale. Ce rôle sinscrit dans une logique historique de non-ingérence et de souveraineté partagée. 

Les BRICS+, lOrganisation de Coopération de Shanghai, les projets Sud-Sud impulsés par la Chine et linitiative « la Ceinture et la Route » témoignent de la volonté de construire un monde multipolaire, plus représentatif des aspirations des peuples non occidentaux. 

Ces groupements et initiatives ne se contentent pas de critiquer lunilatéralisme. Ils expérimentent des formes nouvelles dinterdépendance, fondées sur les besoins concrets des pays (infrastructures, accès à leau, éducation, santé publique, technologies numériques, agriculture durable). Dans cette dynamique, la Chine ne cherche pas à imposer un modèle, mais à agir comme facilitateur dune gouvernance plus équitable. Elle soutient plus de 150 pays par des partenariats économiques, techniques, et éducatifs. 

Ce changement de paradigme est encore difficile à percevoir en Europe, où les débats sont dominés par des préoccupations sécuritaires et des récits anxiogènes. Pourtant, il pourrait constituer le socle dune paix durable, car il place la coopération et la dignité au centre du jeu international. 

LEurope est aujourdhui confrontée à un dilemme. Elle peut continuer à se cramponner à une lecture strictement atlantiste du monde, ou accepter lémergence dun ordre polycentrique. Elle peut se replier sur une logique de sanctions, de restrictions, de défiance, ou saisir lopportunité dun dialogue stratégique avec une Chine en transformation. 

Les discours dominants en France et ailleurs présentent la Chine comme un 

« rival systémique », un concurrent idéologique, un perturbateur économique. Or, peu danalyses approfondies sont consacrées à ses évolutions internes : la montée des classes moyennes, lurbanisation intelligente, les ambitions climatiques (la Chine est le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables), les efforts en matière de santé, de vieillissement actif, dintelligence artificielle responsable. 

Il ne sagit pas de nier les tensions, mais ces questions méritent dêtre replacées dans une lecture globale, historique et interculturelle, loin des jugements simplistes. 

Une paix à réinventer 

Dans la tradition chinoise, la paix nest pas synonyme dabsence de conflit mais dharmonie des relations humaines et naturelles. Elle repose sur la régulation des déséquilibres plus que sur lélimination de ladversaire. Les grands penseurs chinois ont transmis des visions du monde où la coexistence prévaut sur la domination, et où le respect des différences est une vertu, non un problème. 

Publication de lInitiative mondiale de la jeunesse pour la paix au Congrès mondial de la jeunesse pour la paix à Beijing, le 29 juillet 2025 

Ce modèle ne prétend pas suniversaliser, mais il peut enrichir notre manière de penser la paix : non plus comme dissuasion armée, mais comme construction lente, fragile, réciproque. Cela suppose de créer des espaces de traduction culturelle, de dialogue philosophique, de coopération scientifique. Cela suppose aussi dimpliquer artistes, chercheurs, étudiants, enseignants, soignants, agriculteurs, qui façonnent au quotidien une culture de la paix. 

Les forums sino-européens, les jumelages universitaires, les échanges citoyens et les projets éditoriaux conjoints participent de cette dynamique. Encore faut-il que les responsables politiques en prennent conscience, et que les médias cessent de caricaturer la Chine comme une menace opaque. 

Oublier le rôle décisif de la Chine entre 1937 et 1945, cest renforcer lunilatéralisme narratif. Cest refuser à un peuple la place qui fut la sienne dans la résistance au fascisme, et qui pourrait être la sienne dans la construction dune paix durable. 

Dans un monde éclaté, traversé par la violence, la compétition et la fragmentation, renouer avec lhistoire partagée de la lutte antifasciste pourrait être un levier davenir. LEurope ne peut prétendre défendre la démocratie et la justice en niant le rôle de ceux qui, comme la Chine, en ont payé le prix fort. Elle doit cesser dopposer des valeurs abstraites à des peuples concrets. 

La paix ne viendra pas dun sursaut militaire ou dun retour aux anciens empires. Elle naîtra, si elle naît, dune mémoire réconciliée, dune lucidité partagée, et dune capacité retrouvée à parler entre civilisations, et non plus seulement entre blocs.  

*ELISABETH MARTENS est experte sur la Chine 

Numéro 24 avril-juin 2025
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