Le 22 octobre à Paris, malgré une météo automnale, il faisait bon se retrouver à la librairie Le Rêve du Papillon pour écouter Andrew Fowler, journaliste australien, lauréat du prestigieux Prix Walkley. Son livre Atomisé (que j’ai eu le privilège de traduire cet été) nous entraîne dans les coulisses opaques de la naissance du pacte AUKUS.
Cette soirée, tout en simplicité, a pourtant touché à l’un des grands drames de notre temps : que reste-t-il de la confiance entre les nations lorsque les alliances se tissent dans le secret ? Et comment ne pas se laisser happer par ces récits médiatiques qui, de Washington à Londres, redessinent le monde en opposant les « bons » et les « menaçants » ?
Dans ce grand théâtre, la Chine devient le miroir commode de toutes les peurs. Ce glissement narratif est peut-être, aujourd’hui, le plus grand danger : celui d’une humanité qui se méfie avant de comprendre.

AUKUS : trois lettres qui ont ébranlé la diplomatie mondiale. Signé en septembre 2021 entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, ce pacte de sécurité prévoit la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire à Canberra. Mais derrière cette annonce se cache une autre histoire : la rupture brutale d’un contrat de 56 milliards d’euros signé avec la France pour la construction de sous-marins conventionnels. Pour Paris, ce fut une trahison ; pour Canberra, une realpolitik assumée.
Andrew Fowler, ancien journaliste d’investigation à la chaîne publique australienne ABC, revient sur ces événements avec la rigueur d’un reporter et la sensibilité d’un homme convaincu que la diplomatie repose avant tout sur la parole donnée.
Atomisé n’est pas un pamphlet, mais une enquête patiente, nourrie de documents, d’entretiens confidentiels et de recoupements minutieux. Il expose les mécanismes d’un monde où les décisions se prennent dans l’ombre, loin du regard des citoyens. « AUKUS n’est pas une alliance de défense, écrit Fowler, c’est une alliance de défiance. »
Cette phrase résume à elle seule le basculement qu’il met en lumière : un monde où les pactes se nouent sur fond de méfiance, où la coopération se réduit à la peur partagée d’un adversaire commun.
En rompant avec la France, l’Australie ne s’est pas seulement détournée d’un partenaire économique : elle a sapé un fondement moral, celui de la confiance comme ciment invisible de la diplomatie.
Mais Atomisé ne s’arrête pas à la description des faits. L’enquête de Fowler met en lumière une dimension plus subtile : celle des récits, ces architectures invisibles par lesquelles les puissances redéfinissent leurs alliances et leurs adversaires.
Depuis une décennie, explique-t-il, une « nouvelle guerre froide » s’est installée, non plus entre blocs idéologiques, mais entre systèmes de représentation. La Chine y tient le rôle du rival, du perturbateur, du danger latent.
Dans les discours politiques et médiatiques anglo-saxons, son nom est devenu synonyme de menace économique, technologique, militaire. Cette construction narrative s’alimente d’une logique d’endiguement, où chaque progrès chinois est perçu comme un défi à contrer.
Fowler décortique ce mécanisme avec une précision rare : il montre comment la peur devient un langage, un outil de légitimation, un marché médiatique. Il rappelle que la désignation d’un ennemi n’est pas seulement stratégique : elle structure l’imaginaire collectif et justifie des budgets, des alliances, des ruptures.
« Dans le monde de l’information instantanée, la première victime de la vitesse, c’est la confiance. »
Cette phrase, prononcée lors de la rencontre parisienne, résume à elle seule le paradoxe contemporain : jamais les sociétés n’ont eu autant accès à l’information, et jamais elles n’ont semblé aussi désorientées.
Pour Dialogue Chine-France, cette réflexion touche un point névralgique : comment recréer un espace médiatique où la complexité peut exister ?
Comment sortir des simplifications qui réduisent la Chine à une menace et l’Occident à une vertu ?
En dénonçant les manipulations narratives, Fowler ne défend pas Beijing : il défend l’idée même du discernement.
Sa démarche rappelle que le journalisme, lorsqu’il s’affranchit de la peur, peut redevenir ce qu’il fut autrefois : un art de l’équilibre, un exercice de lucidité au service du public, non du pouvoir.

Atomisé est bien plus qu’un livre sur les coulisses d’une alliance militaire : c’est un miroir tendu à nos sociétés. Andrew Fowler y interroge ce qu’il reste de l’honnêteté politique dans un monde régi par la compétition et la méfiance. Il pose la question essentielle : peut-on encore bâtir la paix sur la défiance ?
L’affaire AUKUS révèle, en creux, un malaise profond de l’Occident : celui d’un bloc qui peine à se faire confiance à lui-même, et qui, pour se rassurer, projette ses peurs sur autrui.
Dans ce contexte, repenser la diplomatie comme une éthique de la confiance devient un impératif.
La France et la Chine, par leur histoire singulière, leurs différences assumées et leurs complémentarités, pourraient incarner une voie alternative.
Une diplomatie du dialogue, de la lenteur, de la culture.
Une diplomatie du xin (信), ce mot chinois qui signifie à la fois confiance, fidélité et foi donnée à la parole.
Dans la pensée confucéenne, la confiance n’est pas un luxe moral : elle est la condition du gouvernement juste et du lien social.
Cette sagesse, transposée à l’échelle internationale, rappelle que la stabilité du monde dépend moins des alliances que de la sincérité des relations.
Relire Atomisé, c’est ainsi relire le monde.
C’est se rappeler que la loyauté ne se mesure pas aux contrats signés, mais à la parole tenue.
C’est comprendre que la coopération scientifique, écologique et culturelle peut et doit dépasser les frontières politiques.
Et c’est, enfin, réaffirmer la place du livre et de la traduction comme instruments de paix : des passerelles patientes entre des visions du monde que l’on croyait irréconciliables.
Dans un monde saturé d’armes et d’écrans, c’était déjà un acte de résistance. Car si la défiance divise les nations, la confiance, elle, reste la seule énergie capable de les réunir.