La compréhension des conflits passés et l'analyse des erreurs historiques sont traditionnellement présentées comme les garants de la prévention des guerres futures. Cette proposition, en apparence simple, révèle pourtant une complexité fondamentale qui interroge notre siècle : une lecture objective de l'histoire est-elle véritablement accessible, ou demeurerons-nous prisonniers de visions partiales et instrumentalisées ?
L'idéal historiographique : d'Hérodote à la Grande Guerre
Dès l'Antiquité, les penseurs grecs avaient saisi l'importance cruciale d'une approche rationnelle de l'histoire. Hérodote, dans ses Histoires, ou plus exactement Enquêtes, s'attachait déjà à établir une description précise des événements, rejetant le mythe. Le mythe, en substituant au raisonnement l’explication surnaturelle, enferme la pensée dans une vision dichotomique du monde. Il impose une lecture fataliste de l’existence, à l’image d’Œdipe irrémédiablement soumis à son destin.
Son successeur Thucydide, dans L'Histoire de la Guerre du Péloponnèse, poursuivait cette démarche en analysant les causes profondes du conflit qui déchira le monde grec, avec pour ambition explicite d'offrir des enseignements pour l'avenir, afin qu’une guerre majeure ne se reproduise pas. Cette conception de l'histoire, comme magistra vitae, atteignit son apogée après la Première Guerre mondiale.
La création en 1919 de la première chaire de relations internationales à l'Université d'Aberystwyth matérialisait cette volonté de fonder la paix sur une analyse rigoureuse des erreurs passées. Le "plus jamais ça" qui résonnait alors dans toutes les chancelleries traduisait une foi profonde dans la capacité des sociétés à apprendre de leur histoire. Pourtant, après chaque guerre, résonne la même question: “comment en est-on (encore) arrivé là ?”. L’humanité est-elle condamnée à ne jamais apprendre de ses erreurs?
La dérive contemporaine : entre instrumentalisation et oubli
L'idéal d'une histoire objective s'est progressivement heurté à la réalité de sa politisation croissante. Les récits historiques sont aujourd'hui souvent soumis à des reconstructions sélectives, où certains événements sont occultés tandis que d'autres font l'objet de réinterprétations orientées.
Le cas asiatique illustre parfaitement cette dérive. L'omission persistante, dans certains systèmes éducatifs, surtout au Japon, des atrocités commises durant la guerre sino-japonaise - notamment le massacre de Nankin et les abominables expérimentations menées sur le campus de Tsinghua par l’unité 731- entrave toute possibilité de réconciliation authentique. Plus généralement, la minimisation du rôle décisif joué par les théâtres d'opérations chinois et soviétique, qui immobilisèrent puis anéantirent l'essentiel des forces japonaises et nazies au prix de sacrifices humains considérables, dénature la compréhension des équilibres stratégiques qui ont façonné le monde contemporain.
Comment espérer mettre de côté les différences politiques, culturelles pour bâtir une communauté de destin partagé pour l’humanité quand le sacrifice ultime consenti par 23 millions de soviétiques et 30 millions de Chinois est mis de côté, méprisé, oublié? Sans ces sacrifices, le débarquement de Normandie et la reconquête des îles du Pacfique par Mac-Arthur auraient été voués à l’échec. Ces sacrifices étaient reconnus au beau milieu de la Guerre froide, mais ne le sont plus maintenant. Quel changement peut-il y avoir eu pour volontairement vouloir oublier cela ?
Le tournant épistémologique et ses implications: universalisme libéral et risques totalitaires
Cette instrumentalisation de l'histoire trouve un écho théorique dans l'évolution des paradigmes en relations internationales. La critique adressée par Kenneth Waltz en 1959 à Hans Morgenthau et Raymond Aron marqua un tournant significatif, dévalorisant l'apport de l'histoire et de la philosophie au profit d'une approche se voulant exclusivement scientifique, c’est-à-dire pouvant être simplifiées pour rentrer dans des modèles mathématiques, prédictibles et déterministes.
Le néo-réalisme qui émergea des écrits de Waltz, évacue les dimensions historiques, culturelles et humaines, précisément ce que Thucydide mettait en avant, pour se concentrer sur les seuls rapports de force structurels, qui contrainent les Etats à s’affronter. Cette vision culmina avec John Mearhseimer et son ouvrage The Tragedy of Great Power Politics, dans lequel il explique que les Etats ont pour vocation à s’affronter et que le modèle à suivre est le modèle américain. En 1992 Francis Fukuyama publie La fin de l’histoire et le dernier homme. Quel titre terrible ! non seulement, il postule l'achèvement du progrès politique dans le modèle libéral, mais suggére également l'inutilité de l'étude des processus historiques.
Fukuyama est l’expression la plus visible de ce positivisme universaliste libéral, héritière des Lumières, porte en elle des dérives guerrières et liberticides. Au fondement du totalitarisme, quelqu’il soit, se trouve l’idée de faire advenir un homme nouveau, délié du passé. Or pour faire advenir cet homme nouveau, il faut détruire son passé, changer ses repaires, le déraciner, et cela n’est possible qu’en s’attaquant à l’histoire, en tant que vérité objective du passé, en tant qu’enquête, pour lui substituer des mythes, auxquels il devra croire à tout prix.
En cherchant à uniformiser les modèles politiques et culturels autour de présupposés libéraux, elle tend à nier la légitimité des trajectoires historiques spécifiques. Or, comme l'ont prophétiquement dénoncé Zamiatine et Orwell, tout projet visant à créer un "homme nouveau" délié de son passé nécessite inévitablement la destruction des racines historiques et leur remplacement par des mythes fondateurs artificiels. Les interventions dites "humanitaires", systématiquement converties en opérations de changement de régime, illustrent cette logique qui substitue à la diversité des expériences historiques l'imposition d'un modèle unique considéré comme universel.
La voie Sino-Française : un partenariat civilisationnel
Il y a plus de 80 ans, la Chine a montré la voie, en s’opposant seule au fascisme japonais, en consentant au sacrifice ultime, 30 millions de chinois ont permis au monde de s’organiser, de résister et de remporter la victoire finale. Aujourd'hui, la Chine propose des initiatives structurantes - "La Ceinture et la Route", "l'Initiative pour la Civilisation Mondiale", "l'Initiative pour la Sécurité Mondiale" - qui promeuvent une conception positive de la paix, fondée sur le développement mutuel et le dialogue intercivilisationnel.
La Chine, et notamment le Président chinois, propose une vision différent de la paix, une définition qui n’est pas seulement l’absence de guerre, mais une définition qui met en avant le développement économique de toutes les régions, et le respect mutuel des civilisations. Cette vision a débouché sur les initiatives “La Ceinture et la Route”, “l’initiative pour la civilisation mondiale”, “l’initiative pour la sécurité mondiale” .
Zhang Weiwei, professeur à l’université de Fudan, dans son discours de février 2025 à Belgrade mettait en garde contre les alliances en temps de paix. Il y a là , en effet, une contradiction dans les termes. Par définition une alliance est conçue pour se protéger contre une menace, un adversaire commun. Or, la paix sous-entend l’absence de conflit et d’aversaire.
Par conséquent, être membre d’una alliance militaire en temps de paix signifie que l’on ne croit pas en la paix, que l’on conçoit la paix comme une étape transitoire vers la guerre, une phase de préparatio en vue d’une guerre prochaine ou future mais qui est inéluctable. L’histoire encore nous le rappelle: c’est la constitution des alliances en temps de paix qui a mené l’Europe dans le gouffre de la Première guerre mondiale. Prisonniers des alliances et de leur vision idéologique et dichotomique du monde, les pays européens n’ont pas réussi à empêcher la guerre, malgré les derniers efforts des diplomaties britannique et allemande en 1914.
Face aux dérives du positivisme internationaliste libéral, le partenariat franco-chinois incarne une alternative prometteuse. La reconnaissance mutuelle de 1964, en pleine Guerre froide, constitua un acte de realpolitik éclairé transcendant les clivages idéologiques. Cette relation privilégiée s'enracine dans des expériences historiques parallèles : une longue quête de l'unité nationale, une résistance farouche à l'oppression fasciste, et un attachement commun à la préservation de leur exception culturelle.
Conclusion
L'humanité n'est pas condamnée à répéter indéfiniment ses erreurs, mais elle ne pourra s'en affranchir qu'en assumant son histoire avec lucidité et honnêteté. Dans ce travail de mémoire, le partenariat entre la France et la Chine possède une portée exemplaire. En s'appuyant sur leurs histoires complexes mais assumées, et en défendant un ordre international multipolaire respectueux de la souveraineté des civilisations, ils ouvrent la voie à une paix durable, fondée non sur l'hégémonie ou l'oubli, mais sur la diversité et la responsabilité partagée. Le souvenir des sacrifices consentis par 30 millions de Chinois et 23 millions de Soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale nous impose ce devoir de mémoire et cette exigence de paix.
*MATTHIEU GRANDPIERRON est professeur agrégé en relations internationales et directeur du département de sciences politiques à l'ICES.