Se souvenir de l'histoire et chérir la paix

Mémoire et la construction d'un avenir pacifique : Leçons du passé et perspectives sino-françaises
By MATTHIEU GRANDPIERRON* | Dialogue Chine-France | Updated: 2025-10-17 10:59:00

La compréhension des conflits passés et l'analyse des erreurs historiques sont traditionnellement présentées comme les garants de la prévention des guerres futures. Cette proposition, en apparence simple, révèle pourtant une complexité fondamentale qui interroge notre siècle : une lecture objective de l'histoire est-elle véritablement accessible, ou demeurerons-nous prisonniers de visions partiales et instrumentalisées ? 

L'idéal historiographique : d'Hérodote à la Grande Guerre 

Dès l'Antiquité, les penseurs grecs avaient saisi l'importance cruciale d'une approche rationnelle de l'histoire. Hérodote, dans ses Histoires, ou plus exactement Enquêtes, s'attachait déjà à  établir une description  précise des événements, rejetant le mythe. Le mythe, en substituant au raisonnement lexplication surnaturelle, enferme la pensée dans une vision dichotomique du monde. Il impose une lecture fataliste de lexistence, à limage dŒdipe irrémédiablement soumis à son destin. 

Son successeur Thucydide, dans L'Histoire de la Guerre du Péloponnèse, poursuivait cette démarche en analysant les causes profondes du conflit qui déchira le monde grec, avec pour ambition explicite d'offrir des enseignements pour l'avenir, afin quune guerre majeure ne se reproduise pas. Cette conception de l'histoire, comme magistra vitae, atteignit son apogée après la Première Guerre mondiale. 

La création en 1919 de la première chaire de relations internationales à l'Université d'Aberystwyth matérialisait cette volonté de fonder la paix sur une analyse rigoureuse des erreurs passées. Le "plus jamais ça" qui résonnait alors dans toutes les chancelleries traduisait une foi profonde dans la capacité des sociétés à apprendre de leur histoire. Pourtant, après chaque guerre, résonne la même question: comment en est-on (encore) arrivé  là ?. Lhumanité est-elle condamnée à ne jamais apprendre de ses erreurs? 

 La dérive contemporaine : entre instrumentalisation et oubli 

L'idéal d'une histoire objective s'est progressivement heurté à la réalité de sa politisation croissante.  Les récits historiques sont aujourd'hui souvent soumis à des reconstructions sélectives, où certains événements sont occultés tandis que d'autres font l'objet de réinterprétations orientées. 

Le cas asiatique illustre parfaitement cette dérive. L'omission persistante, dans certains systèmes éducatifs, surtout au Japon, des atrocités commises durant la guerre sino-japonaise - notamment le massacre de Nankin et les abominables expérimentations menées sur le campus de Tsinghua par lunité 731- entrave toute possibilité de réconciliation authentique. Plus généralement, la minimisation du rôle décisif joué par les théâtres d'opérations chinois et soviétique, qui immobilisèrent puis anéantirent l'essentiel des forces japonaises et nazies au prix de sacrifices humains considérables, dénature la compréhension des équilibres stratégiques qui ont façonné le monde contemporain. 

Comment espérer mettre de côté les différences politiques, culturelles pour bâtir une communauté de destin partagé pour lhumanité quand le sacrifice ultime consenti par 23 millions de soviétiques et 30 millions de Chinois est mis de côté, méprisé, oublié? Sans ces sacrifices, le débarquement de Normandie et la reconquête des îles du Pacfique par Mac-Arthur auraient été voués à léchec. Ces sacrifices étaient reconnus au beau milieu de la Guerre froide, mais ne le sont plus maintenant. Quel changement peut-il y avoir eu pour volontairement vouloir oublier cela ? 

Le  tournant  épistémologique  et  ses  implications:  universalisme  libéral  et  risques totalitaires 

Cette instrumentalisation de l'histoire trouve un écho théorique dans l'évolution des paradigmes en  relations internationales.  La  critique adressée par Kenneth Waltz en 1959 à  Hans Morgenthau et Raymond Aron marqua un tournant significatif, dévalorisant l'apport de l'histoire et de la philosophie au profit d'une approche se voulant exclusivement scientifique, cest-à-dire pouvant être simplifiées pour rentrer dans des modèles mathématiques, prédictibles et déterministes. 

Le néo-réalisme qui émergea des écrits de Waltz, évacue les dimensions historiques, culturelles et humaines, précisément ce que Thucydide mettait en avant, pour se concentrer sur les seuls rapports de force structurels, qui contrainent les Etats à saffronter. Cette vision culmina avec John Mearhseimer et son ouvrage The Tragedy of Great Power Politics, dans lequel il explique que les Etats ont pour vocation à saffronter et que le modèle à suivre est le modèle américain. En 1992 Francis Fukuyama publie La fin de lhistoire et le dernier homme. Quel titre terrible ! non seulement, il postule l'achèvement du progrès politique dans le modèle libéral, mais suggére également l'inutilité de l'étude des processus historiques. 

Fukuyama est lexpression la plus visible de ce positivisme universaliste libéral, héritière des Lumières, porte en elle des dérives guerrières et liberticides. Au fondement du totalitarisme, quelquil soit, se trouve lidée de faire advenir un homme nouveau, délié du passé. Or pour faire advenir cet homme nouveau, il faut détruire son passé, changer ses repaires, le déraciner, et cela nest possible quen sattaquant à lhistoire, en tant que vérité objective du passé, en tant quenquête, pour lui substituer des mythes, auxquels il devra croire à tout prix. 

En cherchant à uniformiser les modèles politiques et culturels autour de présupposés libéraux, elle tend à nier la légitimité des trajectoires historiques spécifiques. Or, comme l'ont prophétiquement dénoncé Zamiatine et Orwell, tout projet visant à créer un "homme nouveau" délié  de  son passé  nécessite  inévitablement  la  destruction  des racines historiques  et  leur remplacement par des mythes fondateurs artificiels. Les interventions dites "humanitaires", systématiquement converties en opérations de changement de régime, illustrent cette logique qui  substitue  à  la  diversité  des  expériences  historiques  l'imposition  d'un  modèle  unique considéré comme universel. 

La voie Sino-Française : un partenariat civilisationnel 

Il y a plus de 80 ans, la Chine a montré la voie, en sopposant seule au fascisme japonais, en consentant au sacrifice ultime, 30 millions de chinois ont permis au monde de sorganiser, de résister  et  de  remporter  la  victoire finale. Aujourd'hui, la Chine propose des initiatives structurantes - "La Ceinture et la Route",  "l'Initiative pour la Civilisation  Mondiale", "l'Initiative pour la Sécurité Mondiale" - qui promeuvent une conception positive de la paix, fondée sur le développement mutuel et le dialogue intercivilisationnel. 

La Chine, et notamment le Président chinois, propose une vision différent de la paix, une définition qui nest pas seulement labsence de guerre, mais une définition qui met en avant le développement économique de toutes les régions, et le respect mutuel des civilisations. Cette vision a débouché sur les initiatives La Ceinture et la Route, linitiative pour la civilisation mondiale, linitiative pour la sécurité mondiale. 

Zhang Weiwei, professeur à luniversité de Fudan, dans son discours de février 2025 à Belgrade mettait en garde contre les alliances en temps de paix. Il y a là , en effet, une contradiction dans les termes. Par définition une alliance est conçue pour se protéger contre une menace, un adversaire commun. Or, la paix sous-entend labsence de conflit et daversaire. 

Par conséquent, être membre duna alliance militaire en temps de paix signifie que lon ne croit pas en la paix, que lon conçoit la paix comme une étape transitoire vers la guerre, une phase de préparatio en vue dune guerre prochaine ou future mais qui est inéluctable. Lhistoire encore nous le rappelle: cest la constitution des alliances en temps de paix qui a mené lEurope dans le gouffre de la Première guerre mondiale. Prisonniers des alliances et de leur vision idéologique et dichotomique du monde, les pays européens nont pas réussi à empêcher la guerre, malgré les derniers efforts des diplomaties britannique et allemande en 1914. 

Face aux dérives du positivisme internationaliste libéral, le partenariat franco-chinois incarne une alternative prometteuse. La reconnaissance mutuelle de 1964, en pleine Guerre froide, constitua un acte de realpolitik éclairé transcendant les clivages idéologiques. Cette relation privilégiée s'enracine dans des expériences historiques parallèles : une longue quête de l'unité nationale, une résistance farouche à l'oppression fasciste, et un attachement commun à la préservation de leur exception culturelle. 

Conclusion 

L'humanité n'est pas condamnée à répéter indéfiniment ses erreurs, mais elle ne pourra s'en affranchir qu'en assumant son histoire avec lucidité et honnêteté. Dans ce travail de mémoire, le partenariat entre la France et la Chine possède une portée exemplaire. En s'appuyant sur leurs histoires  complexes  mais  assumées,  et  en  défendant  un  ordre  international  multipolaire respectueux de la souveraineté des civilisations, ils ouvrent la voie à une paix durable, fondée non sur l'hégémonie ou l'oubli, mais sur la diversité et la responsabilité partagée. Le souvenir des sacrifices consentis par 30 millions de Chinois et 23 millions de Soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale nous impose ce devoir de mémoire et cette exigence de paix. 

*MATTHIEU GRANDPIERRON est professeur agrégé en relations internationales et directeur du département de sciences politiques à l'ICES.

Numéro 25 juillet-septembre 2025
Se souvenir de l'histoire et chérir la paix
Le séminaire « Dialogue Chine-France : chérir la paix – construire l'avenir »
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Solidarité et résilience en Asie de l'Est pour la paix mondiale
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