Alors que la Chine et l’Union européenne (UE) célèbrent le 50e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques, l’Europe traverse une période sans précédent depuis la fin de la Guerre froide. Le mandat de Trump 2.0 marque une transformation profonde, durable et généralisée des relations transatlantiques, qui ne pourront plus revenir à leur état antérieur d’après-guerre. Constatant peu à peu l’évolution vers un ordre mondial multipolaire, l’Europe doit repenser son environnement international, réévaluer sérieusement ses anciens alliés, et redéfinir ses partenariats sur la base du rejet de l’unilatéralisme et de l’adhésion au multilatéralisme. La Chine, dont la politique européenne reste cohérente et fidèle aux principes du multilatéralisme, peut devenir un partenaire fiable pour l’Europe dans sa quête de nouvelles voies de développement.
Le maire de Berlin, Kai Wegner, et l’ambassadeur de Chine en Allemagne, Deng Hongbo, admirent les jumeaux pandas Leni et Lotti au Zoo de Berlin, le 6 décembre 2024.
Les défis de la politique américaine
Les États-Unis remettent en cause l’ordre fondé sur des règles auquel l’Europe croit profondément. Le renforcement des relations transatlantiques et la prétendue nécessité de faire face aux « défis » venant des pays non occidentaux au nom de la défense d’un ordre fondé sur des règles ont longtemps constitué le socle du consensus euro-américain, justifiant l’exercice de pressions diplomatiques et sécuritaires sur les « contestataires ». Or, avec le retour au pouvoir de Donald Trump et du mouvement Make America Great Again, la politique américaine dans les domaines politique, économique et sécuritaire ébranlent cet ordre prétendument fondé sur des règles, et ce, au sein même du monde occidental. L’Europe, autrefois alliée des États-Unis dans la défense de cet ordre, en subit aujourd’hui les plus lourdes conséquences.
Sur le plan économique, son statut d’allié économique et de principal partenaire commercial n’a pas empêché l’administration Trump d’imposer unilatéralement des droits de douane à son encontre. Sur le plan sécuritaire, l’administration Trump a abandonné la position commune sur la crise ukrainienne, laissant l’Europe à l’écart alors qu’elle est la partie la plus directement concernée. Elle a même tenté un rapprochement avec la Russie, considérée par l’Europe comme une menace majeure, pour chercher à résoudre le conflit, tout en envisageant de se désengager de l’OTAN, que plusieurs pays européens considèrent pourtant comme leur principal pilier de sécurité.
Le pavillon chinois lors de l’édition 2024 du Salon international du tourisme de Berlin, le 5 mars 2024
Sur le plan politique, le soutien ouvert et direct de l’administration Trump aux partis d’extrême droite a porté un coup sévère à l’Europe, affaiblissant une « alliance des valeurs » transatlantique devenue fragile face à la logique d’America First. Ce que l’Europe a le plus de mal à accepter, c’est que la pression et les coups qu’elle reçoit ne sont pas de simples dérives temporaires dues à la personnalité de M. Trump ou à une réorientation ponctuelle du Parti républicain. Le fait que M. Trump ait retrouvé le pouvoir avec le soutien de la majorité des Américains, combiné aux actions de l’administration Biden qui n’a cessé elle aussi d’éroder les règles communes entre l’UE et les États-Unis, montre que tant que les États-Unis chercheront à préserver leur hégémonie unipolaire, l’ordre fondé sur des règles ne sera qu’un habillage de la politique de puissance, destiné à tromper l’Europe et à l’utiliser comme un simple instrument dans leur stratégie de domination.
Si l’Europe ne parvient pas à tirer les leçons de cette situation pour s’engager résolument sur la voie d’une véritable autonomie stratégique, elle risque de devenir encore davantage un vassal et un instrument de l’hégémonie américaine.
L’orientation actuelle de la politique américaine nuit gravement à l’environnement international dont l’Europe dépend pour sa survie et son développement. Les bouleversements profonds et généralisés que connaît la relation transatlantique ne se contentent pas de saper l’ordre fondé sur des règles auquel l’Europe croit ; ils restreignent aussi considérablement son espace de développement, tout en portant atteinte aux valeurs communes de la communauté internationale et en fragilisant les intérêts partagés entre la Chine, l’Europe et la majorité des autres membres de la communauté internationale.
L’objectif de la politique économique de l’administration Trump est à court terme d’augmenter les recettes fiscales et de créer une marge pour des baisses d’impôts domestiques, notamment par l’imposition de droits de douane unilatéraux à l’échelle mondiale. À moyen et long terme, elle vise à rapatrier de forcer le tissu industriel sur le sol américain et à attirer davantage de capitaux étrangers. Cette stratégie se fait cependant au prix d’un accroissement des coûts pour les économies du monde entier, de la captation de leurs bénéfices, et du démantèlement du système multilatéral de commerce centré sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC), au profit d’un nouvel ordre fondé sur des négociations bilatérales dans lesquelles les États-Unis jouiraient d’une position dominante.
En tant que seule superpuissance mondiale actuelle, les choix politiques des États-Unis causent des dégâts difficilement réparables à la stabilité de l’ordre international et à la durabilité des intérêts communs. Cela représente une menace directe et durable pour la Chine et l’Europe, qui ont toutes deux largement bénéficié de la stabilité relative du système international et du modèle de division du travail issu de la mondialisation.
L’Europe a besoin de partenaires fiables
Abandonner une conception dépassée et figée des alliances, trouver des partenaires sincères et fiables, et établir des relations durables fondées sur le pragmatisme et le bénéfice mutuel, tel est le défi urgent que l’Europe doit relever pour répondre de manière raisonnable et efficace au bouleversement transatlantique. Face aux profondes transformations imposées par l’administration Trump aux relations euro-
américaines, au carrefour d’une époque en mutation, deux voies s’offrent désormais clairement à l’Europe. Soit elle continue de subir et de s’accrocher à un ordre ancien centré sur l’Occident , mais en réalité aligné sur les seuls intérêts américains, au risque de devenir un simple pion de grande taille dans le nouveau système de domination des États-Unis ; soit elle choisit de s’affirmer, d’innover, et de concrétiser son ambition d’un développement stratégique autonome et intégré, devenant ainsi une force constructive majeure dans un monde multipolaire.
Par des prises de position et d’actions allant de l’opposition politique à l’unilatéralisme américain à des mesures de rétorsion douanière dans le domaine commercial en passant par le lancement de programmes de « réarmement » sur le plan sécuritaire, l’Europe a déjà manifesté une volonté forte et un certain courage pour réduire sa dépendance aux États-Unis et construire sa propre autonomie stratégique. Mais pour rompre véritablement, dans les idées, les politiques et les actes, avec une vision étroite centrée sur l’axe euro-américain et fondée sur la dépendance à des alliés, l’Europe doit encore adopter une vision du monde plus équitable, ouverte et inclusive. Elle doit tourner son regard vers un monde multipolaire, à la recherche de partenaires égaux, sincères et fiables, et mettre en œuvre un multilatéralisme fondé sur des principes, responsable et axé sur l’efficacité.
Stand de BYD à la Foire internationale de Paris 2025, le 30 avril 2025
L’expérience des cinquante dernières années montre que la Chine et l’Europe sont deux forces constructives majeures pour la paix et le développement. Le respect mutuel, la progression en convergence et la coopération pragmatique entre les deux parties peuvent constituer pour l’Europe une source de confiance et de force face aux bouleversements actuels. Une coopération continue sur un demi-siècle a permis de tisser des liens d’intérêts communs entre la Chine et l’Europe que le protectionnisme ne saurait rompre, et qui peuvent servir de base solide à un consensus renouvelé, une coordination renforcée des positions et des actions conjointes dans la période de transition actuelle.
Face aux mesures tarifaires abusives et aux politiques protectionnistes des États-Unis, la Chine et l’UE défendent leurs intérêts communs par des actions concrètes, notamment par l’expression conjointe de leur opposition, la relance des négociations sur les véhicules électriques, et l’accélération de l’arrimage dans de nouveaux secteurs. Si les États-Unis restent un partenaire commercial important pour la Chine comme pour l’Europe, ils ne sont pas pour autant le seul choix possible. Si la Chine et l’Europe poursuivent une politique constante de dialogue et de coordination en matière de politique commerciale, et maintiennent une ouverture réciproque et une coopération pragmatique dans des secteurs clés comme le secteur manufacturier, les énergies nouvelles ou les services, elles seront pleinement capables de renforcer leur position dans un marché mondial plus vaste, qui représente 87 % du commerce mondial hors États-Unis. Cela leur permettra de relever les défis posés par Washington et d’ouvrir de nouveaux espaces de croissance rentable.
Le dialogue et la communication continus entre la Chine et l’Europe au cours des cinquante dernières années ont permis d’établir un consensus solide en faveur du multilatéralisme, difficile à ébranler par les logiques de Guerre froide ou les visions d’affrontement entre blocs. Ce consensus constitue une source importante de confiance pour faire face aux retombées des conflits géopolitiques, promouvoir la paix et le développement régionaux, et renforcer la confiance stratégique mutuelle.
Sur les deux conflits régionaux prolongés que sont la crise russo-ukrainienne et le conflit entre Israël et le Hamas, ainsi que sur des enjeux majeurs de sécurité pour l’Europe tels que la question des réfugiés ou la sécurité climatique, la position de la Chine a toujours reposé sur l’équité, la transparence, et la cohérence et fondée sur des principes. Bien que des divergences de vues subsistent entre la Chine et l’Europe quant à l’interprétation des conflits géopolitiques, en raison de leurs expériences historiques et de leurs contextes respectifs, cela n’empêche en rien les deux parties de s’appuyer sur les objectifs de la Charte des Nations Unies et les principes du droit international pour assumer ensemble une responsabilité accrue dans la prévention des conflits, la reconstruction et la paix.
Le groupe berlinois Treptow en concert lors de la Saison culturelle Europe-Chengdu 2025 à Chengdu (Sichuan), le 16 mai 2025
C’est sur cette base que la Chine et Europe peuvent renforcer la confiance stratégique capable de transcender les clivages idéologiques, de préserver les équilibres stratégiques régionaux et de promouvoir une stabilité stratégique à l’échelle mondiale.
L’expérience riche de cinquante années de coopération renforcée et de gestion maîtrisée de la concurrence a conféré à la relation sino-européenne une résilience et une cohésion précieuses dans un monde marqué par l’instabilité et les bouleversements. Cette dynamique peut devenir une force motrice essentielle pour permettre aux deux parties de rechercher le développement dans l’ouverture, de préserver la stabilité dans la réforme, et de dégager de nouvelles perspectives dans un contexte mondial chaotique.
La Chine poursuit l’approfondissement de ses réformes et l’élargissement de son ouverture, tout en trouvant un équilibre raisonnable entre les impératifs de développement et les exigences de sécurité. De son côté, l’UE prône une « autonomie stratégique ouverte », aspirant à conjuguer croissance économique, stabilité politique et amélioration de son environnement sécuritaire extérieur.
La convergence des objectifs politiques et la proximité des trajectoires peuvent ainsi devenir un moteur pour un rapprochement actif entre la Chine et l’Europe. Cela permettrait non seulement aux deux parties de continuer à bénéficier mutuellement du développement de l’autre, mais aussi d’offrir au monde un exemple concret de coopération réussie, ainsi que des solutions viables dans une époque marquée par l’incertitude et les conflits. Si elle sait faire les bons choix et faire preuve de détermination, l’Europe a aujourd’hui en main les clés qui lui permettront de sortir de l’impasse actuelle, de retrouver les opportunités offertes par la Chine, et de reprendre en main son propre destin.
*CUI HONGJIAN est professeur à l’Institut supérieur des études régionales et de la gouvernance mondiale de l’Université des langues étrangères de Beijing, directeur du Centre d’études sur l’UE et le développement régional